Moins invisibilisées, mais toujours discrètes, les femmes en agriculture et dans les métiers du para-agricole peinent encore à prendre toute leur place même si beaucoup savent comment tracer leur voie dans la prise de responsabilités professionnelles.
« Nous sommes très loin de la féminisation de l’agriculture », assène François Purseigle, sociologue des mondes agricoles. Car c’est un constat en demi-teinte qu’ont dressé les intervenants de la table ronde organisée par l’association #agridemain sur ce thème, lors du Salon international de l’agriculture, le 25 février dernier. Certes, les filles représentent 47 % des effectifs des lycées agricoles et 60 % de ceux des écoles d’ingénieurs mais elles ne sont que 26 % des chefs d’exploitation et leur part dans le milieu agricole, qui s’élève à 30 %, stagne. C’est pire dans les instances professionnelles où elles se font très rares*.
Et si, comme dans les chambres d’agriculture, elles occupent un tiers des mandats, bien peu siègent au bureau, hormis quelques grandes dames connues. Plafond de verre, syndrome de l’imposteur, idées reçues, différence salariale : les freins sont encore nombreux pour que les femmes prennent toute leur place dans le pilotage des exploitations comme des instances professionnelles.
Faire sauter les verrous
« D’autant que pendant longtemps, il n’y a pas eu de statut de conjoint collaborateur », exprime encore François Purseigle. La reconnaissance ne date en effet que de 1999. Il force le trait en rappelant que ces femmes « formeront le gros du bataillon des 200 000 agriculteurs qui partiront à la retraite d’ici 2030. Et les 30 % de femmes de moins de 40 ans qui s’installent ne compenseront pas ces départs ». L’école d’ingénieur Uni Lasalle a bien pris la dimension du problème.
En mesurant les intentions entrepreneuriales de ses apprenants, il apparaît qu’elles sont moins fortes chez les étudiantes que chez les étudiants. « Une détermination joue et elles ont plus de doutes quant à leurs capacités, observe Valérie Leroux, directrice déléguée. Il y a un vrai travail à faire sur la confiance en soi. » Pour « faire sauter les verrous », l’université a mis en place une formation de sensibilisation ainsi qu’un accompagnement à l’entreprenariat.
À sa mise en place, il y a trois ans, sur un effectif de 300 jeunes, 50 % étaient des étudiantes. Elles ne sont plus que 40 %. Un vrai défi à relever, souligne la directrice, bien que certaines filières, (animales, agroécologiques, projets de territoire) attirent davantage les étudiantes. « Il y a des barrières sur certains métiers à lever », confirme Olivier Claux, associé de MGConsultants, spécialiste du recrutement dans les métiers du monde agricole. Pour autant, les choses évoluent, notamment parce que la loi a apporté un cadre en matière de discrimination à l’emploi. Le premier critère étant le genre.
« Les candidates elles-mêmes se disent que c’est possible, comme devenir chef de silo. » Reste « qu’il existe toujours quelque chose de malsain dans l’air », une petite musique qui fait dire que la femme serait moins disponible sur un poste de travail en raison de ses activités familiales par exemple. « Mais aujourd’hui, on voit des agriculteurs qui se partagent les tâches et cela permet à chacun de développer sa carrière », tient à rassurer Olivier Claux.
Place aux jeunes
Aurore Paillard, agricultrice en Saône-et-Loire et administratrice JA nationale, indique que les freins dépendent aussi des secteurs et des milieux où les agricultrices évoluent. « Certains sont plus ouverts que d’autres. Il y a des régions où la femme est cantonnée à la traite et à la comptabilité et l’on peut se faire couper l’herbe sous le pied dans le milieu familial. » Une occasion, selon elle, « de rebondir, de devenir salarié, de trouver une autre exploitation. Il faut avoir la volonté d’y aller ».
« À la fin des années quatre-vingt, les femmes ont commencé à se dire qu’elles étaient des agricultrices comme les autres », retrace Laurent Mignan, directeur d’Ifocap, l’organisme de formation des acteurs du monde agricole et rural. « Il y a une très grande rareté des femmes dans les instances professionnelles », poursuit-il.
Et les « leadeuses » sont les arbres qui cachent la forêt. Aussi, l’Ifocap peut proposer des formations dédiées aux femmes « pour gagner en confiance, lever des freins par des partages d’expérience, pallier la peur de prendre la parole, d’être jugée, de ne pas être légitime ». Et puis, il faut laisser la place aux jeunes, ajoute Olivier Claux. Et alors, les choses se font naturellement. »
Diversité et créativité
C’est dans le regard des autres femmes cheffes d’entreprise, hors milieu agricole, à l’Association progrès management (APM), que Céline Vila a gagné en confiance en soi. Maraîchère, elle est une des dix associés des Paysans de Rougeline ainsi que vice-présidente de la commission sociale et fiscale à la FNSEA. Elle exerce de nombreuses responsabilités dans le milieu agricole. « La créativité et l’émulation ne viennent que de la diversité. Et les femmes en font partie, comme d’autres », insiste-t-elle.
Cela, d’autant que « le monde agricole est de plus en plus sous pression et face à des difficultés ». Car les femmes, comme le souligne François Purseigle, sont aussi à l’origine de l’évolution des pratiques dans les exploitations, qu’elles concernent l’organisation du travail, les évolutions techniques comme l’introduction de l’informatique ou le développement des circuits courts et de l’agriculture biologique. « Elles sont à l’avant-poste en matière de transition », assure le sociologue.
Isabelle Doucet
*(4 femmes sur 37 au conseil d’administration des JA ; 10 sur 48 à la FNSEA et 11 sur 29 à la MSA).
TÉMOIGNAGES Animatrice, conseillère, formatrice et directrice : quatre femmes ont accepté d’évoquer leur carrière professionnelle dans un univers para-agricole encore très masculin.
Une égalité de traitement encore loin d’être acquise
« Et le patron, il est où ? » Nombreuses sont les agricultrices à avoir entendu cette vieille rengaine sur le pas de leur porte. Comme si une femme ne pouvait pas tenir une exploitation. En réalité, ce sexisme ordinaire est loin de toucher les seules exploitantes agricoles. « C’est difficile de trouver les bons mots », admet Cécile Crozat. À 51 ans, la directrice de la Chambre d’agriculture du Rhône ne le cache pas : sa carrière ne s’est pas toujours déroulée dans le respect.
« Dans un autre département, j’ai déjà eu des propositions indécentes d’un ancien élu qui m’a suivi jusqu’à mon domicile », confie celle qui n’a alors pas osé en parler à son employeur. Et les autres exemples ne manquent pas. Comme ce jour où, lors d’une session chambre, un homme lui a rétorqué que forcément, « ici, il fait plus froid que dans une cuisine », alors qu’elle ne faisait que se moucher. Outre les remarques sexistes, la question de la rémunération reste encore un réel défi.
« J’ai lu une enquête selon laquelle, à poste égale, il y avait un écart de 100 points entre la moyenne féminine et masculine, soit 600 € bruts par mois. » Sans parler des baisses de rémunération liées à des temps partiels pris pour s’occuper des enfants. Un choix majoritairement assumé par les mères, par rapport aux pères.
Le célèbre syndrome de l’imposteur
Des a priori sur la fameuse « secrétaire », Léa Berthelier en a également déjà connu. « Je replaçais alors la personne sur le ton de la plaisanterie, même si je pense qu’en tant que femmes, on se bride », explique la conseillère Vivea. Âgée de 36 ans, celle qui a travaillé de nombreuses années pour la FDSEA et les Jeunes agriculteurs de l’Ain, puis à la Fredon, admet avoir parfois ressenti une sorte de syndrome de l’imposteur.
« C’est le fait de se dire : ”tu crois que tu peux y aller ?” Alors qu’un homme ne se poserait pas la question de postuler ou non. En tant que femme, nous avons parfois l’impression que c’est plus difficile pour nous, qu’il faut forcer le passage, alors que nous donnons beaucoup, comme si c’était notre boutique. Il faut prouver que nous avons notre place, que nous sommes légitimes, que nous connaissons le sujet et une fois que c’est acquis ça roule. » Un mantra qui se retrouve d’autant plus lorsque les femmes exercent un métier technique, physique ou scientifique.
À l’image de Pauline Garcia, connue sous le pseudonyme etho_diversite sur les réseaux sociaux. L’éleveuse cantalienne s’est spécialisée dans l’étude des comportements bovins, caprins et ovins et dispense des formations dans la France entière. « Quand j’ai commencé à proposer mon activité, je cumulais plusieurs éléments qui pouvaient constituer des freins : être une femme hors-cadre avec une expérience citadine et une approche scientifique. » Le maquillage et les talons en plus, l’effet est garanti à chaque début de formation.
« Quand j’arrive, ils se demandent : ”c’est quoi son objectif de la journée, nous faire un défilé ? ” Puis, lorsque je commence à parler de mon métier, je sens que ça résonne en eux. »
La nécessité de « se faire respecter »
Outrepasser le regard et les a priori de la gent masculine ne s’apparente pas qu’au monde agricole. La directrice du marché de gros de Lyon-Corbas, Claire Chambon, en est l’exemple même. « Au démarrage de ma carrière en grande surface en tant que chef de secteur, c’était compliqué d’être face à des hommes qui avaient beaucoup d’attentes, relate-t-elle. Mais l’expérience et la confiance que j’ai gagnées m’ont permis d’avoir du répondant et l’approche pour m’imposer davantage. »
Dorénavant, son poste de directrice, ainsi que les liens et le respect tissés avec les équipes lui confèrent un regard différent. Recruter des femmes aux postes d’acheteuses reste néanmoins une tâche quelque peu difficile. « Actuellement, il n’y en a que deux… Certes, les horaires sont compliqués, mais il faut aussi ne pas se laisser faire pour tenir les négociations et se faire respecter. » Une compétence qui ne s’écrit pourtant pas dans un CV.
Léa Rochon
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